Nicolas Blin, Peintre du Xème Festival.
Il y a au bout de la ruelle une bonne femme qui est là et qui marche.
Ne me demandez pas où elle va, ni ce qu’elle va faire. Elle va.
Elle a peut-être un rendez-vous d’amour, ou elle va chez sa mère
pour lui changer ses draps, ou chez le notaire. Je ne sais rien
d’elle. Vous non plus. Elle va, molle et lente, au milieu des fleurs
jaunes. Elle passe tout près de la route du Sud, sans réfléchir.
Elle se fout du Bon Dieu qui est dedans et qui attend. Ou elle
ne s’en fout pas. Allez savoir... Elle va peut-être mettre un cierge
au fond de l’église. Pour son amour; pour sa mère; ou pour son notaire.
Elle est déjà au-delà de là où elle est. Son âme dont on ne voit
que le dos du corps se promene au-delà, en fredonnant des chansons,
et les fleurs l’écoutent passer et les pierres de l’église se trémoussent
au risque que tout l’édifice s'écroule...
Heureusement Vincent s’est arrêté là.
Il s’est arrêté là il y a cent ans et cent ans plus tard, des âmes
font, en passant, de la musique dans cette église qui est encore
là.
Cette église (comme toutes les églises) c’est un “pays-frontière
“ entre là et au-delà. Et l’oeuvre d’art, qu’elle soit en verbe,
en couleur, en forme ou en rythme, se promène dans ce pays-frontière.
Dans cette église d’Auvers, on passe en foule pour recevoir un
trait de violoncelle qui zigzague entre les piliers, on dépose
son regard par-dessus d’autres têtes, sur un chapiteau dans la pénombre.
On se rappelle que tout près d’ici Vincent Van Gogh est allé au-delà
de sa passion et de sa pauvreté en s’envoyant une balle...
Nicolas Blin, quant à lui, s’est installé, en paix, sur une autre
frontière (mais au fond c’est la même), la frontière entre "avant
“ et “ après". Avant, c’est tout ce dont il s’est rappelé,
en peignant, des précédents festivals auxquels il a assisté les
spectateurs qui vont pour s’asseoir sur une chaise, ou qui se dirigent
vers le portail en partant sans bruit avec leur voisin ; un pianiste
qui traverse le transept, la peur au ventre, avant de se jeter sur
son piano... Après, c’est ce qu’il imaginait, toujours en peignant,
de ce qui allait se passer Rostropovitch qui appuie sur son archet
en levant la tête ; ou ceux qui ont organisé la fête et se rongent
les doigts en se demandant s’ils n’ont rien oublié, si tout est
parfait; et puis toujours les spectateurs qui baguenaudent et buissonnent
entre les piliers en attendant que ça commence.
C’est toutes ces images et des milliers d’autres qui lui viennent,
au peintre, et se mélangent et séparent. C’est ce mélange d'"avant"
et d'"après" qui fait le "maintenant" et le remplit entièrement,
au moment où Blin se met à peindre le Festival d’Auvers. Et ce présent,
c’est exactement une frontière.
Tout le monde est là (les musiciens, le public, les organisateurs)
dispersé, dans les neuf toiles. Chaque toile est un morceau de l’église,
avec des morceaux (des milliards) de la lumière qui revire soudainement
dans les ogives, dans les voûtes, et les travées, les chapiteaux.
Les gens maîtrisent calmement leurs mouvements et les pierres de
l’église s’ébrouent avec la lumière silencieuse. Les gens qui sont
là deviennent le mouvement essentiel de la peinture immobile de
Blin.
La peinture de Blin qui se donne dans la rigueur de ses formes.
Or, si l’on veut bien pénétrer davantage, cette rigueur cherche
à contenir comme une mollesse des personnages qui prennent le temps
de se mettre en mouvement et d’aller vers l’au-delà de la toile,
vers un autre mouvement qui ne leur appartient déjà plus.
Oui, la peinture de Blin est à la fois dynamique et molle comme
un ruban d’acier dont l’énergie tient tout autant de sa dureté que
de sa souplesse. Cette énergie est, chez Blin, retenue, presque
indolente et pourtant tendue vers autre chose.
C’est ça la musique. C’est un mouvement qui nous fige et nous entraîne
au-delà. Et la peinture de Blin anticipe ce mouvement. Sans bruit.
On dit parfois d’un bruit qu’il est mou (comme le soupir d’une
pelletée de terre qui s‘écrase). Et si la peinture a quelque chose
à voir avec la musique, c’est justement dans le silence qu’elles
instaurent. Et le silence n’est pas cassant. Il est mou comme la
terre.
La peinture de Blin est venue s’emmêler dans la toile de Van Gogh
qui a été dilapidée sans vergogne en neuf morceaux, dans lesquels
Blin a coulé ses couleurs et ses formes.
En prenant du recul devant le polyptique finalement assemblé, on
est à la fois dehors et dedans, sur une frontière; mais cette frontière
n’est pas le seuil de l’église, c’est encore autre chose. Quelque
chose d’impossible et pourtant c’est là, ou plutôt au-delà ; et
on y est, si on plisse un peu les yeux...
Alors notre bonne femme peut tranquillement s’en aller. On la rejoint.
Laurent Seyral - mai 1990
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